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vendredi 4 avril 2025

En 1875 à Alençon, l’affaire Mézière

Un pilleur d’églises devant le tribunal[1]

Le 16 avril 1875, une foule énorme assiège les portes de la cour d’assises et, dès qu’elles sont ouvertes, s’engouffre comme un torrent dans la salle d’audience. On y remarque un certain nombre de prêtres en soutane, appelés comme témoins et peu familiers avec « les détours du Palais ». Il ne s’agit pourtant que de vols commis aux environs d’Alençon, dans les départements de l’Orne, de la Sarthe et de la Mayenne, mais ces vols ont été si nombreux, leur auteur a pu, pendant si longtemps se dérober aux recherches de la justice, que l’opinion publique s’en est émue à un degré extraordinaire. Elle a brodé un fonds assez simple des plus fantastiques imaginations. C’est ainsi qu’on a prétendu que l’accusé principal et sa femme auraient endossé l’uniforme des chasseurs en garnison à Alençon pour aller, de concert, commettre des vols ; qu’on a même supposé qu’un certain lien pourrait exister entre ces vols et l’assassinat commis à Alençon, sur la personne d’un nommé Fresno, photographe, dont les auteurs n’ont pu être découverts (voir sur ce blog : Fresno, photographe alençonnais). On affirmait aussi qu’une partie des objets enlevés de chez Fresno auraient étés retrouvés chez Mézière. Rien de vrai dans tout cela. Mézière était seul quand il dépouillait les églises ; il n’empruntait aucun déguisement, et s’il était un adroit et redoutable voleur, il n’était pas autre chose. Une évasion de la prison d’Alençon, hardiment et heureusement accomplie, et à la suite de laquelle il avait trouvé moyen de dévaliser en sept jours autant d’églises, ajoute encore à la curiosité qu’il excite dans la ville d’Alençon, qu’il a longtemps habité, et aux environs. Sa femme n’a pas d’antécédents judiciaires, mais elle n’inspire aucune sympathie. Quant aux recéleurs qui auraient acheté le produit des nombreux vols commis par Mézière, ce sont des bijoutiers de la ville du Mans, personne ici ne les connait.

Les accusés

1e Théophile Isidore Mézière, âgé de 40 ans, cordonnier, né à Saint-Georges-le-Gaultier (Sarthe), demeurant rue de Sarthe à Alençon.

C’est un homme de moyenne taille, à la figure rasée et douce, aux cheveux frisés et blonds. Il est, paraît-il, d’une agilité extraordinaire et trouvait moyen de se glisser par les ouvertures où le corps d’un enfant aurait eu peine à passer. Rien n’indique, au premier aspect, la ruse ou l’audace dont il a donné tant de preuves. Il répond avec mesure aux questions qui lui sont posées. Il avoue la plupart des vols qui lui sont reprochés et en nie quelques-uns, ceux dont le produit n’a pas été retrouvé en ses mains, mais sans passion, et comme s’il était pour ainsi dire désintéressé des débats.

Défenseur d’office Me Vergoin.

2e Jean-Marie Morice, âgé de 52 ans, horloger-bijoutier, né à Redon, demeurant au Mans.

3e Paul Victor Manceau, âgé de 47 ans, horloger-bijoutier, né à la Chapelle-Saint-Laud (Maine-et-Loire), demeurant au Mans.

La mise de ces deux accusés est convenable ; leur attitude est calme. Morice prétend, contre les assertions positives de Mézière, qu’il ne lui a jamais rien acheté, qu’il ne la même jamais vu. Sa réputation, sous le rapport de la probité, est mauvaise. Manceau avoue avoir acheté certains objets de Mézière. Il a d'ailleurs inscrit sur ses registres plusieurs de ces achats. Il soutient qu’il les a payés au prix courant des matières d’or et d’argent. Il aurait ajouté foi au récit de Mézière, qui prétendait avoir trouvé les objets d’orfèvrerie, qu’il offrait en vente, dans les décombres d’un château incendié qu’on l’aurait autorisé à fouiller.

Défenseurs des deux bijoutiers recéleurs, Me Chartier. Près de lui est assis, en habit de ville, un avocat du Mans, Me Leporché.

4e Aimée Anne Huet, âgée de 37 ans, occupée au ménage, née à Gesvres (Mayenne), demeurant avec Théophile Isidore Mézière, son mari, à Alençon.

Elle tient constamment son mouchoir sur ses yeux secs ; mais à ses premières réponses, il est aisé de voir que ce n’est qu’un maintien. Elle nie tout ce qu’il est possible de nier, et même davantage. Elle injurie les témoins ; elle tient tête au président qui lui dit qu’elle était la maitresse au logis :

« Si j’étais la maitresse, je n’étais pas le maître ! ». Il est plus d’une fois obligé de la menacer de la faire sortir de l’audience.

Défenseur d’office Me Baudry

M. Hue, procureur de la République, est chargé de soutenir l’accusation.

Sur une estrade à gradins et à compartiments, dont chacun renferme le produit d’un vol, dressée dans le prétoire, sont déposés une foule d’objets, linge, vêtements, étoffes, chaussures, et toute une boutique d’orfèvrerie religieuse : ostensoirs, chandeliers, calices, patènes, burettes, verroteries. A part, d’autres pièces à conviction, ciseaux, marteaux, rossignols, creusets, registres, etc. C’est toute une exposition.

Les faits

Théophile Mézière avait déjà eu maille à partir avec la justice, le 23 septembre 1871 il avait été condamné par le tribunal correctionnel d’Alençon, pour vol et tentative de vol, à dix-huit mois d’emprisonnement. Il s’agissait de cuirs dérobés dans une tannerie en grande quantité. Libéré le 10 juin 1873, de la maison centrale de Beaulieu à Caen où il avait purgé sa peine, il rejoignit à Alençon sa femme et ses enfants. Ceux-ci étaient largement assistés. Mézière était habile ouvrier, des ressources semblaient assurées à la famille entière. Mais les instincts d’improbité de Mézière, ses habitudes de paresse, ses goûts d’ivrognerie et l’influence pernicieuse de sa femme le poussèrent de nouveau vers le vol. Il imagina une spécialité, le vol dans les églises qu’il crût être tout à la fois plus lucratif et moins dangereux dans l’exécution.

Il débuta dans son entreprise, au cours de la nuit du 23 au 24 septembre 1873, en s’introduisant à l’aide d’escalade dans l’église de Mieuxcé, après avoir cassé plusieurs carreaux de la fenêtre qui était élevée de deux mètres au-dessus du sol. Il prit, à l’autel de la Vierge, un médaillon et une petite croix en argent. Il brisa ensuite la porte du tabernacle où il enleva la partie supérieure d’un ciboire, puis, après avoir fracturé la porte de la sacristie, où il but du vin, il s’empara d’une portion d’un ostensoir, de deux calices, de deux patènes, et d’une custode. Son forfait accompli, il sortit de l’église par une des portes, après avoir laissé à l’intérieur les parties en cuivre qui surmontaient les vases sacrés.

 


Fort de ce premier succès, Mézière persévéra. Son mode opératoire était toujours à peu près la même, quand il ne pouvait s’introduire dans une église par la porte ou par la fenêtre, il grimpait sur le toit, y faisait un trou, perçait le plancher et descendait à l’intérieur ; quelques fois même il crevait le mur extérieur ou bien il essayait de brûler les portes intérieures. A l’aide de linge ou de vêtements ecclésiastiques trouvés dans la sacristie, il voilait les fenêtres qui auraient pu trahir la présence à l’intérieur de lumières compromettantes. Il ne commettait pas de profanation. Il se contentait de fracturer les tabernacles et les meubles de la sacristie pour y prélever l’orfèvrerie, les tissus et les vêtements ; son penchant pour l’alcool le conduisait, si l'occasion s'en présentait, à boire un ou deux verres du vin que les prêtres utilisaient lors de l’office. Enfin, il faisait un ballot de ses rapines et quittait les lieux souvent après avoir vidé les troncs de la menue monnaie qu'ils contenaient.

Mézière visita ainsi l’église de Saint-Georges-le-Gaultier en novembre 1873, puis celle de Lonrai en décembre. Il débuta 1874 à la cadence d’environ une église chaque mois. Le 6 juin, il jeta son dévolu sur celle de Bourg-le-Roi, puis pendant près de deux mois il resta inactif ; peut-être ne voulait-il pas trop s’éloigner du domicile conjugal, sa femme attendait un enfant[2].

Le 30 juillet il reprenait son activité à Moulins-le-Carbonel, puis ce fut Valframbert. Le curé de cette paroisse remarqua que l’ouverture faite par les voleurs, dans la porte de la sacristie, était très étroite, il en concluait que seuls des enfants avaient pu pénétrer et il ajoutait que ces enfants étaient au nombre de deux au moins, car un seul n’aurait pu remuer et tourner le lourd coffre contenant l’orfèvrerie sacrée. 

Dans la nuit du 3 au 4 octobre, il s’attaqua à l’église de Vingt-Hanaps où un piège lui avait été tendu. En effet, le curé avait eu l’idée de mêler au vin laissé dans la sacristie, une substance soporifique, il espérait prendre ainsi le voleur qui, on le savait, ne dédaignait pas se délecter de quelques verres, mais la bouteille resta intacte.

Le temps passait, Mézière ne rencontrait guère de difficultés pour commettre ses méfaits, aucun soupçon n'était dirigé contre lui, il continua de plus belle, détroussant trois autres églises en octobre, deux en novembre, et encore deux en décembre.

Trahi par sa tabatière

Cela faisait plus d’un an que le manège durait, les investigations les plus actives n’avaient pu donner le moindre indice sur l’auteur des déprédations. La police semblait impuissante, la population s’exaspérait. Mais le 12 décembre 1874, lors de son intrusion dans l’église de Trans, Mézière oublia malencontreusement sur les lieux sa tabatière en bois à queue de rat. Elle fut trouvée sous la fenêtre qu’il avait escaladé, sans doute était-elle tombée de sa poche sans qu’il s’en aperçoive. Les gendarmes tenaient enfin un indice. Ils allèrent exhiber l’objet dans tous les bureaux de tabacs des environs. Ils apprirent ainsi que le 11 décembre, vers 23h, un étranger entré dans la boutique d’un marchand de tabac de Trans s’était fait servir un petit verre d’eau-de-vie et fait mettre du tabac dans une tabatière en écorce de cerisier. Le débitant reconnut la tabatière et donna le signalement de l’homme : taille moyenne, figure pâle, imberbe, l’individu était vêtu d’une blouse bleue et coiffé d’une casquette. Les gendarmes ne tardèrent pas à identifier Mézière comme étant le propriétaire de l’objet, ils transmirent l'information au parquet d’Alençon. Le 14, la justice se transporta à son domicile et y découvrit non seulement les choses volées à Trans, mais encore une quantité d’objets d’église de toute espèce. On eut alors la certitude qu’on avait sous la main l’auteur des vols répétés qui, depuis plus d’un an, préoccupaient la population du pays. Mézière fut contraint d’avouer le vol de Trans ; mais il nia en avoir commis d’autres. La reconnaissance de nombreux objets saisis chez lui comme ayant appartenu, les uns à telle église, les autres à telle autre, allait le forcer à passer des aveux plus complets.

Mézière se fait la belle

Incarcéré à la maison d’arrêt d’Alençon, dans l’attente de son jugement, il se trouva enfermé dans la même cellule qu’un dénommé Soret, récemment condamné aux travaux forcés à perpétuité pour crime d'incendie. Un mois plus tard, le dimanche 17 janvier 1875 au matin, le gardien s’aperçut de leur disparition.

Aucune trace d’effraction ne fut remarquée tout d’abord, mais bientôt, dans le jardin des sœurs, on découvrit des vestiges qui ne laissèrent aucun doute sur le point par où les deux hommes avaient réussi à quitter la prison. Munis d’un crochet à lever la cloche d’un poêle, ils l’avaient fait rougir au feu du poêle qui n’était pas encore éteint, et avaient troué la porte en face du verrou fermant la grille du judas. Le trou ouvert, la grille fut facilement poussée dans sa rainure, et à l’aide d’un crochet de serrurier qu’ils devaient avoir en leur possession avaient fait jouer la serrure et ouvert la porte. Parvenus dans le corridor, ils étaient alors descendus, ouvrant par le même procédé la porte du préau et celle du jardin des sœurs qui y touche. Une fois-là, ils avaient essayé, à l’aide de chaises du jardin, d’escalader la muraille. N'y arrivant pas, ils s’étaient hissés sur un sapin proche du mur et s’étaient élancés de là sur la crête, s’étaient laissés glisser ensuite de l’autre côté sur la petite bande de terrain qui borde la Briante[3], et avaient repris terre, d’après les suppositions, au pont des Promenades.

 

Alençon, la Briante près du château (anciennement prison)

Les deux fugitifs se dirigèrent vers la commune d’Héloup, où ils s’introduisirent dans le fournil du sieur Bouvet, après avoir arraché un contrevent de la fenêtre. Ils y dérobèrent cinq kgs de pain. Mais Soret ne consentit pas à accompagner plus loin Mézière dans les nouvelles expéditions qu’il préméditait[4]. Se retrouvant seul Mézière reprit son œuvre de pillages avec frénésie, sept nouveaux édifices furent dévalisés dans l’espace de sept jours.

Le 23 janvier, dans les environs de Lassay, deux cultivateurs aperçurent sur la route de Mayenne, un homme étendu sur la berge qui dormait profondément. Ils s’approchèrent et constatèrent qu’il était complètement ivre. Ce n’était pas un homme de la commune, et sa physionomie ne leur annonçait rien de bon. Ils se demandèrent s’ils n’avaient point devant eux l’un des voleurs qui parcourait le pays et dont le passage avait été signalé dans les environs de Charchigné et Chantrigné. L’un d’eux alla prévenir la gendarmerie, tandis que l’autre surveillait l’ivrogne qui ronflait bruyamment. Les gendarmes ne tardèrent pas à arriver, secouèrent le dormeur et commencèrent à le questionner. Ils s’aperçurent que l’individu était muni d’un paquet assez volumineux, qu’il cherchait à dissimuler. Ils l’ouvrirent et y trouvèrent un certain nombre de vases sacrés tels que ciboires, calices, patènes et autres objets très précieux. Ils s’empressèrent de saisir l’homme et de le ramener à Lassay. Mézière (car c’était lui) fut transféré à Mayenne, et c’est de la prison de cette ville qu’il fut renvoyé vers celle d'Alençon.

Devant le juge, Mézière finit par avouer les soustractions que la possession de quelques objets établissait contre lui d’une manière incontestable ; mais il s’est obstiné à en nier sept qu’il croyait moins bien établies. Sur ces sept, trois ont, en effet été l’objet d’une décision de non-lieu ; mais les quatre autres furent maintenues à sa charge comme justifiées par des indices suffisants.

En résumé, Mézière fut déclaré prévenu de vols dans vingt-huit églises ou chapelles, tous commis dans les arrondissements d’Alençon, Mamers, Mayenne et Domfront[5]. Il passa des aveux conformes aux preuves acquises, quant à vingt-quatre. Il persista dans les dénégations pour les quatre autres. Un vol commis, en outre, dans une propriété particulière, le fournil d’Héloup, fut également reconnu par Mézière.

La femme de Mézière

Dès le début, Aimée Huet, sa femme, s’était associée à lui, tant pour la réception et la dissimulation du butin, l’appropriation au besoin de la famille des linges et vêtements[6] qui en faisaient partie, que pour la dissipation en bonne chère et en orgies de l’argent obtenu par la vente des métaux précieux.

Bien que depuis son retour de Beaulieu, Mézière travaillait peu, il rapportait cependant dans le ménage des ressources importantes. Souvent il se couchait dès sept heures du soir, se relevait à onze et ne rentrait qu’à trois heures du matin. Parfois, il était absent plusieurs jours. Il revenait avec des ballots d’objets dont la nature révélait la provenance. Sa femme avait fait de leur buffet à deux compartiments une sorte de magasin dans lequel elle cachait les choses rapportées. C’était elle qui en avait constamment les clefs. Elle veillait à ce que les enfants ne puissent voir ce qu’il contenait. De nombreux objets volés ont été retrouvés dans le buffet, la plupart dénaturés ou appropriés à l’usage des enfants. On voyait ordinairement du beau linge étendu à la fenêtre des époux Mézière qui étaient cependant à l’assistance publique.

La femme de Mézière ne pouvait douter de l’origine des sommes importantes que le mari lui rapportait à certains intervalles, quand il avait opéré des ventes au Mans. C’est elle qui, ayant l’autorité dans le ménage, avait la disposition de l’argent. Aussi, lui voyait-on fréquemment le porte-monnaie garni d’une quarantaine de francs. Un jour elle changea même un billet de 100 fr. Quand son mari, harassé par ses courses nocturnes, était obligé de se reposer le jour, elle déclarait qu’il était malade. Lorsque ses courses allaient avoir lieu, elle affirmait que c’était pour visiter sa famille. Elle expliquait les ressources extraordinaires qu’on lui voyait de temps en temps, tantôt par des présents de sa famille à laquelle, disait-elle, il suffisait d’écrire pour avoir de l’argent, tantôt par le salaire d’ouvrage qu’elle savait ne pas avoir été fait.

Lorsque, le 14 décembre, la justice se présenta au domicile des époux Mézière, la femme compris si bien à quel point le contenu du buffet était compromettant pour eux, qu’elle soutint mensongèrement avoir perdu l’une des clefs, il fallut recourir à un serrurier. Comme son mari, elle aimait la bonne chère et l’abus des liquides. Tant que l’argent provenant de la vente des vases d’église n’était pas épuisé, les volailles, le vin, le café et l’eau-de-vie étaient servis en abondance sur la table. Quand les ressources étaient épuisées, elle excitait son mari à s’en procurer de nouvelles. Elle le querellait s’il revenait les mains vides, plusieurs personnes ont été témoins des altercations survenues dans le ménage Mézière à ce sujet ; elle allait jusqu’à le frapper.

Des bijoutiers recéleurs

La coupable industrie de Mézière ne pouvait lui profiter qu’à condition d’être aidé par des recéleurs. Il n’avait ni les connaissances ni les choses nécessaires pour fondre les métaux. Il ne pouvait que déformer à coup de marteau les vases volés dans les églises, quelquefois les réduire en morceaux. Aussi, chercha-t-il à trouver au loin un négociant orfèvre, qui, dans son idée, ne l’interrogerait pas trop précisément sur la manière dont il se procurait les choses qu’il avait à offrir. Pour plus de précaution, il avait même pensé à préparer une fable disant qu’il tenait ces métaux de la générosité du propriétaire d’un château incendié et qu’il les avait trouvés dans les débris.

Mézière s’adressa d’abord à l’une de ses connaissances, le dénommé Bedeau, cordonnier au Mans, pour qu’il lui indiquât un commerçant susceptible de lui acheter des matières d’or et d’argent. Bedeau le conduisit chez Morice, horloger-bijoutier, dont les habitudes lui étaient sans doute connues. Mézière vendit à ce dernier, en plusieurs fois, les objets provenant de ses premiers vols. Morice le nia devant le tribunal, mais Bedeau, ainsi que son propre apprenti, lui donnèrent un démenti formel. Toutefois Mézière cessa assez rapidement son commerce avec Morice parce que, jugea-t-il, celui-ci le trompait en lui payant, au fur et à mesure des visites, les objets de moins en moins cher, et à des prix bien inférieurs à leur valeur réelle, sans doute en raison du danger que lui faisait courir un pareil marché. En effet, malgré les déformations que Mézière pouvait leur apporter, il lui était impossible d’effacer complètement, surtout pour des orfèvres, les signes révélant leur nature et, par suite, leur origine. 

Mézière résolut donc de chercher un autre intermédiaire pour écouler ses butins. Au mois de mars 1874, il se présenta, pendant la soirée, chez le sieur Daragon, bijoutier au Mans. Daragon n’accepta pas le marché, mais il conduisit son interlocuteur chez le nommé Manceau, également bijoutier.

Manceau possédait chez lui un outillage complet pour la fonte des matières d’or et d’argent et il se livrait à cette industrie. Après les avoir transformées, il les cédait à d’autres négociants. Le nombre de ses opérations avec la maison Lyon Allemand de Paris avait d’ailleurs beaucoup augmenté depuis qu’il recevait des objets volés par Mézière, qui lui fit cinq ventes successives, dont le montant dépassait 500 francs. On ne trouva inscrites au registre de Manceau, ni la première vente, ni la dernière. Les autres y avaient été portées sous le faux nom de Duval, fraude inutile pour lui puisqu’il indiquait sa véritable demeure. Mézière ajouta lors de l’audience qu’une entente avait été promptement établie entre eux, que Manceau, pour éviter les soupçons que les visites pouvaient faire naître lui avait dit de l’appeler « son oncle ». Une sorte de compte courant existait entre eux, Manceau avait soin de ne payer qu’une partie de sa dette, pour forcer son vendeur de revenir chez lui.

Verdict

Après un interrogatoire très pressant que Mézière soutint avec une sorte d’indifférence, sa femme avec une irritation toujours croissante, et les deux bijoutiers avec assez d’embarras, les témoins, soixante-quatre à charge et deux seulement à décharge, furent entendus. Leur audition, commencée dans l’après-midi du 16 et interrompue par une suspension d’audience, ne se termina que fort tard dans la nuit.

Le lendemain matin, à l’ouverture de l’audience, M. Hue, procureur de la République, pris la parole et, dans un réquisitoire clair, méthodique, complet, soutint l’accusation contre les quatre prévenus.

Me Vergoin s’acquitta avec zèle de sa tâche pénible. Mézière ignorant, grossier, entrainé par les recéleurs qui l’exploitaient.

Me Chartier développa toutes les raisons de doutes qui militaient en faveur de ses deux clients : indignité de Mézière qui les accusait, antécédents favorables, prix sérieux payés par Manceau, malheurs domestiques qui auraient encore affaibli son peu d’intelligence, nécessité pour que le recel soit criminel, qu’il ait été frauduleux au moment même de la réception des objets volés et possibilité que les accusés n’aient eu que des soupçons, si même s’ils en ont eu, sur la provenance de ceux que leur apportait Mézière.

Me Baudry en termes touchants et dignes d’une meilleure cause, s’efforça d’établir que la femme Mézière, placée sous la domination de son mari, n’aurait pas eu la liberté de rejeter les objets qu’il apportait dans leur maison, et qu’elle ne les aurait cachés que par dévouement ou par crainte.

Le Président, Monsieur Le Menuet de la Jugannière, résuma brièvement les débats. Le jury entra en délibération à sept heures du soir. Il n’en sortit qu’à onze heures un quart. Deux-cent-quatre-vingt-neuf questions lui furent posées.

Sa réponse fut négative pour ce qui concerne Manceau, affirmative en ce qui concerne les trois autres accusés, sur toutes les questions principales et accessoires. Il écarta cependant les vols, méconnus par Mézière, ceux de Lonrai, Larré, Vingt-Hanaps et Valframbert. Il admit des circonstances atténuantes en faveur de Morice et de Aimée Anne Huet, la femme Mézière.

Le Président prononça l’acquittement de Manceau et la cour condamna Mézière à vingt ans de travaux forcés et à vingt ans de surveillance ; Morice et la femme Mézière à huit ans de réclusion, sans surveillance.

Minuit sonna, la foule se retira vivement impressionnée.

En Nouvelle-Calédonie

Mézière fut envoyé en Nouvelle-Calédonie pour y purger sa peine[7]. Embarqué à Rochefort le ler septembre 1875, sur le Rhin, il arriva à Nouméa le 30 janvier 1876[8].

Transport à hélice Rhin (1854-1886)

En Nouvelle-Calédonie, le bagne était organisé en trois types d’établissements dans lesquels le condamné était censé évoluer en trois étapes : d’abord dans les pénitenciers et les camps de travail (dans la ville et en brousse le long des routes) où il était employé aux travaux les plus pénibles, son obéissance sans condition et la qualité de son travail lui permettaient de s’amender. L’administration le plaçait alors progressivement à la 1ère classe (il y en avait 5 au total), elle pouvait l’autoriser à s’engager chez un particulier (comme « garçon de famille » par exemple) ou dans l’administration. Elle pouvait lui accorder aussi, à sa demande, une concession de terre provisoire (qui devenait définitive à sa libération) dans un centre agricole (celui de Bourail fut fondé en 1867), le droit de se marier ou encore la possibilité de faire venir sa famille depuis la métropole. Le condamné arrivait alors au terme de son parcours, et pouvait commencer sa réhabilitation qui n’était effective qu’à sa libération[9].

C’est ainsi que la femme de Mézière, qui avait été écrouée à Rennes, demanda à continuer sa peine auprès de son mari. Ce qu’elle obtint. Elle quitta la métropole avec quatre de ses cinq enfants, ils arrivèrent le 3 janvier 1878 à Nouméa avec le Buffon[10]. Le 15 novembre 1879, Émile, leur dernier fils, naquit à Bourail.

Entre temps, le 1er février 1878, il avait été attribué à Mézière une concession de terres, les lots 50 & 51 sur le lotissement Néméara de Bourail. Il devint donc cultivateur.

En juillet 1885, une remise de peine de deux ans lui fut accordée, ce qui ramenait sa libération à l’année 1893. Mais il n’en profita pas, il est décédé à Bourail le 1er décembre 1891. Sa femme y mourut le 29 avril 1903.

 

* * * *

Théophile Mézière était, comme nous l’avons vu, cordonnier. Né à Saint-Georges-le-Gaultier (Sarthe), il avait épousé Aimée Huet le 27 avril 1858 à Gesvres (Mayenne). Le couple s’était d’abord installé au bourg de Saint-Paul-le-Gaultier (Sarthe) où naquirent deux premiers enfants. Il semblerait que la famille ait ensuite déménagé dans la commune voisine de Fresnay-sur-Sarthe[11], puis au bourg de Lonrai (Orne)[12] avant d’arriver à Alençon fin des années 1860/début des années 1870. Une géographie familière à Mézière donc, qui lui facilita par la suite quelques-uns de ses forfaits.

Quant à Morice, le bijoutier recéleur condamné à huit ans de réclusion, il décéda deux mois après le jugement, le 19 juin 1875 à la prison de Beaulieu à Caen.



[1] Le texte qui suit a été réalisé en grande partie grâce aux articles parus dans les journaux de l'époque (notamment L’Union Libérale, journal de Tours et du département d’Indre-et-Loir, 6 février, 22 avril et 23 avril 1875, Le Droit, Journal des tribunaux, de la jurisprudence, des débats judiciaires et de la législation, 6 mai 1875, Le Petit Journal, 23 janvier 1875, La France, 25 janvier 1875) et au récit de l’affaire rapporté quelques années plus tard par le juge d’instruction qui en fut chargé (Bulletin de la Société Historique et Archéologique de l’Orne, tome II, 1883, pp 101-109).

[2] Sa fille Irma naquit le 14 juillet 1874 à Alençon.

[3] La Briante est une petite rivière, affluent de la Sarthe qu’elle rejoint à Alençon.

[4] Soret fut arrêté la semaine suivante à Alençon au moment où, après avoir erré plusieurs jours dans la ville et aux environs, mourant de faim, il se présentait chez un huissier pour demander un morceau de pain. Le Constitutionnel, 25 janvier 1875.

[5] Les vols dans les édifices religieux imputés à Mézière : église de Mieuxcé  (Orne), nuit du 23 au 24 septembre 1873, église de Saint-Georges-le-Gaultier (Sarthe), nuit du 14 au 15 novembre – église de Lonrai (Orne), 17-18 décembre – église de Saint-Rigomer-des-Bois (Sarthe), 14-15 janvier 1874 – église de Semallé (Orne), 21-22 février – église de d’Arçonnay (Sarthe), 19-20 mars – église de Saint-Victeur (Sarthe), 14-15 avril – église de Lalacelle (Orne), 4-5 mai –église de Lignières-la-Carelle (Sarthe), 7-8 mai - église de Montigné (Sarthe), 1-2 juin – église de Bourg-le-Roi (Sarthe), 5-6 juin – église de Moulins-le-Carbonnel (Sarthe), 29-30 juillet – église de Valframbert (Orne), 7-8 août – église de Larré (Orne), 3-4 octobre – église de Vingt-Hanaps (Orne), 3-4 octobre – église de Villaines-la-Juhel (Mayenne), 8-9 octobre – église de Saint-Paul-le-Gaultier (Sarthe), 21-22 octobre – église de Cuissai (Orne), 1-2 novembre – église de Louvigny (Sarthe), 26-27 novembre – église de Livaie (Orne), 1-2 décembre – église de Trans (Mayenne), 11-12 décembre, église de Charchigné (Mayenne), 18-19 janvier – chapelle de Lécy à Javron (Mayenne), même nuit – église de  de la Chapelle-Moche (Orne), 19-20 janvier 1875 – chapelle Notre-Dame à Champsecret (Orne), 20-21 janvier – église de Dompierre (Orne), même nuit – église de d’Avrilly (Orne), 21-22 janvier – église de Chantrigné (Mayenne), 22-23 janvier. Auxquels il faut ajouter, suite à son évasion, le vol au moulin d'Héloup (Orne), 16-17 janvier 1875.

[6] L’acte d’accusation détaille précisément les linges et vêtements dérobés dans chaque église, tels que soutanes, camails, nappes d’autel, amicts, corporaux, purificatoires, etc. Il est reproduit dans L’Union Libérale, journal de Tours et du département d’Indre-et-Loir, 22 avril et 23 avril 1875.

[7] Matricule 7677 - FR ANOM COL H 515

[8] www.netmarine.net

Ce long voyage, 4 mois, était dû au fait que la navigation se faisait encore en partie à la voile et que le bateau n'empruntait pas le canal de Suez mais contournait l'Afrique par le cap de Bonne Espérance. 

[9] Le rôle des bagnards dans la colonisation en Nouvelle-Calédonie (1854-1931), Cynthia Debien-Vanmaï, vice-rectorat de Nouvelle-Calédonie.

[10] www.geneanet.org/profil/lightkeeper

[11] En 1907, sur l’acte de mariage de son fils, à Canala en Nouvelle-Calédonie, il est mentionné que celui-ci serait né le 16 mai 1862 à Fresnay-sur-Sarthe. Toutefois l’acte de naissance n’a pas été trouvé dans le registre des naissances de la commune.

[12] Leur fils Léon y est né en décembre 1867.

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