Qu’est-ce qui a bien pu inciter des vanniers du département de la Manche à
venir s’installer dans deux petites communes de l’Orne au milieu du XIXe siècle
? Sans doute des raisons économiques, l’activité de la vannerie était alors en
plein essor. Mais, certainement aussi une opportunité, celle d’un terrain
propice où faire pousser l’osier, du moins le pensaient-ils. Quoiqu’il en
soit ils y ont fait souche.
Aux confins de la Chaux et de
Joué-du-Bois, nous sommes sur un territoire où des collines aux pentes
douces alternent avec des vallées irriguées par de petits ruisseaux. À propos
de cette région l’abbé Macé écrivait « En
nombre d’endroits, les vallées s’étranglent, par le rapprochement des coteaux,
et avec peu de travail, on a pu autrefois, former de nombreux étangs qui furent
des réservoirs d’eau de quantité de forges et de moulins».
Un coin où
l’eau est donc en relative abondance. Certes, il n’y en a pas eu
assez pour faire fonctionner une grosse forge, mais il y en a eu suffisamment pour
que perdure pendant plusieurs siècles une activité de petite métallurgie comme
en témoigne d’ailleurs la toponymie : le Fourneau, la Poêlerie, la Fendrie, la
Ferrière ... Toutefois au fil du temps, cette activité qui nécessitait
aussi énormément de bois n’a plus été rentable et a périclité. Elle a quasiment
disparu au milieu du XIXe siècle. L’endroit conservait cependant
ses caractéristiques de milieu humide, avec ses cours d’eau et ses vallées au
sol tourbeux, où pouvait pousser des saules qui auraient pu faire le bonheur
des vanniers. C’est sûrement ce qui a conduit à l’essai de la culture de
l’osier près de l’étang du Fourneau évoqué par Xavier Rousseau.
Les vanniers de la Manche
À la même
époque, vers 1850, des petits agriculteurs du bassin du Lozon fabriquent de la vannerie. Pour beaucoup c’est
un travail d’appoint. Cela fait un demi-millénaire que leurs ancêtres
pratiquent ainsi .
Mais cette activité secondaire va rapidement se transformer en raison du
développement des transports. En effet, l’amélioration de la qualité des routes
et l’acheminement des marchandises par chemin de fer, notamment, vont faciliter
l’écoulement de la production de vannerie, et surtout accroître la demande de toutes
sortes de mannes et paniers pour les produits de l’agriculture et de la pêche.
De nouveaux débouchés vont ainsi être offerts aux vanniers. Une opportunité que
certains vont s’empresser de saisir, tel Auguste Duboscq, qui tenait une
mercerie à Rémilly-sur-Lozon. Et qui, parce que ses clients utilisent le troc
pour le payer, en paniers d’osier, décide en 1864 d’en faire le négoce. Auguste
Dubosq entreprend alors de construire un bâtiment pour stocker l’osier et il
revend ses paniers aux commerçants du coin pour transporter leurs produits.
Duboscq a employé, la première année, entre 40 et 50 vanniers, qui
travaillaient chez eux en famille. Vingt ans plus tard Duboscq aura réussi son
affaire et sera toujours qualifié
de négociant.
En 1901, Auguste Duboscq finit par passer la main à son gendre Alfred Lehodey.
Les deux noms sont alors accolés et la vannerie Duboscq devient Lehodey Duboscq
gendre et successeurs.
Mais Auguste Duboscq
n’a pas été un cas unique, d’autres établissements de production et de vente en
gros de paniers se sont créés, à Lozon dans la Manche, au Molay-Littry dans le
Calvados. De quoi offrir des
perspectives bien au-delà de Rémilly et ainsi encourager les plus téméraires à
s’éloigner un peu pour créer leur propre entreprise de vannerie. Car pour travailler,
le vannier n’a pas besoin d’un investissement lourd. Il se contente d'un
outillage assez restreint : un fendoir, quelques poinçons, un
couteau … En fait son outil principal est sa main. Il a aussi besoin, bien sûr,
de l’osier, et d’un peu de noisetier ou de coudrier pour constituer l'armature
des paniers.
Fendoirs artisanaux de vannier
Les premiers vanniers arrivent à la
Chaux
Mais revenons
du côté de la Chaux et Joué-du-Bois. La conjugaison d’un endroit propice à la
culture du saule avec les nouvelles facilités de commerce offertes aux vanniers
peut sans nul doute expliquer des raisons pour lesquelles, au milieu du XIX
siècle, des gens originaires de la région de Rémilly-sur-Lozon sont venus s’installer
au Fourneau.
Les premiers sont un jeune couple, Jean Lepoury et Modeste Lepage. Nous situons
leur arrivée entre août 1864 et novembre 1865, probablement à
l’instigation d’Auguste Duboscq, étant donné les qualités d’entrepreneur de ce
dernier. En tout cas le lien avec l’entreprise Rémilly-sur-Lozon existe à la
fin des années 1870, comme on peut le déduire à la lecture d’un entrefilet paru
dans un journal régionnal près de soixante ans plus tard.

Peut-être aussi
que Jean Lepoury a participé, ou même a-t-il conduit, l’essai de la culture de
l’osier près de l’étang. Une tentative qui finalement échouera, nous dit Xavier
Rousseau,
sans donner plus de précision sur cette expérience.
En 1866, le couple Lepoury vient d’avoir un enfant, et réside
au village du Fourneau à Joué-du-Bois. Avec eux habitent Jean Louis Marin
Touroude et Louis Marin Lepage. Ces derniers sont originaires de
Rémilly-sur-Lozon et sont également vanniers. Il est
fort probable qu’ils soient arrivés en même temps que le couple Lepoury, car la
vannerie nécessitait de le la main-d’œuvre, surtout si le projet était de
mettre en place et entretenir une oseraie.
L’ancrage à La Chaux et
Joué-du-Bois
Six
ans plus tard,
Jean Lepoury est toujours au Fourneau. Il a maintenant comme employés : Louis
Lepage et son frère Charles, Michel Ginard et Jean Bucaille. Tous arrivent de
Remilly, ils connaissent certainement le métier, parce que si l’on a vu que la
main était l’outil principal, on ne peut pour autant s’improviser vannier. Aujourd’hui,
le métier demande un apprentissage d’au moins deux ou trois ans, il faut aussi
pas mal d’adresse qui vient en général avec la pratique. Autrefois on était
bien souvent vannier dès le berceau, la technique s’acquérait en famille au
cours de l’enfance.
En
1876, culture de l’osier ou pas, la petite entreprise de Jean Lepoury continue de
prendre de l’essor à Joué-du-Bois. Si tant est que l’entreprise lui
appartienne, car on ne connait pas la nature exacte du contrat qui le lie à
Dubosc. Toujours est-il qu’il est qualifié de patron et qu’au
moins six ouvriers travaillent avec lui. Leur origine s’est diversifiée, ils ne
viennent plus seulement de la Manche. Désormais il semble que l’on forme aussi
sur place. Ainsi il y a au moins un ouvrier natif de Joué-du-Bois dans l’effectif.
Toujours selon Xavier Rousseau, la vannerie du Fourneau aurait compté jusqu’à 8
à 10 ouvriers. Ceci est confirmé par les relevés effectués dans les
recensements. Car même
si on ne trouve jamais simultanément autant d’individus recensés avec la
profession de vannier, certains qualifiés ‘cultivateur’ ou ‘journalier’
exerçaient sûrement la double activité au gré des besoins, l’hiver par exemple
lorsque que le travail des champs devient moins exigeant. Et ce d’autant que la
vannerie se prête aisément au travail à domicile, l’occasion par ailleurs de
mettre femmes et enfants à contribution.
En
1869, Louis Lepage, venu de Rémilly, a épousé une fille de Louis Lagrue, un cultivateur
de la Chaux. Quelques années plus tard, Théodore Bidault, ouvrier vannier chez
Jean Lepoury,
devient le beau-frère de Louis Lepage, en se mariant avec une autre fille Lagrue. Les vanniers vont
ainsi s’ancrer dans la région. Et s’il n’était plus question de produire de l’osier,
il était malgré tout possible d’en faire venir et ainsi de poursuivre une activité
rentable. Ces vanniers avaient en effet conservé leurs relations avec les négociants de la
Manche, tel Auguste Duboscq de Rémilly, et la concurrence était quasi-inexistante dans les alentours.
En 1881, hormis Louis Lepage qui demeure encore à la Chaux,
on retrouve les autres vanniers installés au village de la Fontenelle à
Joué-du-Bois. Jean Lepoury y emploie alors six ouvriers. C’est peut-être parce
que la perspective de la culture d’osier a été abandonnée, qu’il devenait alors
moins crucial pour eux de loger près de l’étang du Fourneau. C’était d’ailleurs
sans doute aussi bien, sinon mieux, d’habiter plus près du bourg de
Joué-du-Bois, cela ne pouvait que faciliter le commerce.
De l’apogée au déclin de l’activité
En
1891, Théodore Bidault est toujours ouvrier vannier, il est veuf de sa première
femme décédée trois ans auparavant, et il réside chez Jean Lepoury à la
Fontenelle.
Son demi-frère, Eugène Bidault marié avec Lucie Catois, travaille
probablement déjà aussi pour Jean Lepoury. En 1896, en plus des frères Bidault,
l’effectif compte Eugène Lepage, le fils de Louis.
Début
1901, Jean Lepoury décède. Il
semble que l’affaire soit alors reprise par Théodore Bidault, puisque cette
même année ce dernier n’est plus recensé comme ouvrier vannier mais en tant que patron et il travaille, au village de la Fontenelle, avec les mêmes ouvriers
que Jean Lepoury. Théodore sera patron au moins jusqu’en en 1911. Son
fils Émile, né en 1900 à Joué-du-Bois, sera encore vannier en 1928, au village
de la Barrillère. On le trouve cité comme tel dans les registres d’État Civil
des années 1924, 1925 et 1928. Toutefois, en 1929, il est mentionné
comme cantonnier, signe sans doute du déclin de l’activité. Quant à Eugène
Bidault, comme on l’a vu, en 1937 cela faisait 58 ans qu’il était au service de
la maison Lehodey.
Le
boom de la vannerie artisanale a atteint son apogée au début du XXe siècle.
Ensuite, les petites unités comme celles de Joué-du-Bois vont peu à peu disparaître,
subissant la concurrence d’entreprises plus concentrées ainsi que celle d’importations
de
vanneries des pays asiatiques, d’Europe de l’Est et d’Espagne.
Elles seront également victimes de l’apparition de nouveaux emballages, en bois
(cageots), aluminium, carton et plastique, qui vont
diminuer l’intérêt pour l’osier. Un siècle après l’arrivée des premiers
vanniers, Albert Lepoury, petit-fils de Jean, sera le
dernier à exercer cette activité. Il employait un ouvrier. D’après Yvonne, sa
fille, il était allé apprendre son métier à Rémilly-sur-Lozon et y avait
travaillé quelques temps avant de s’installer définitivement au village de
la Fontenelle. Dans les années 40 il proposait, entre autres, des berceaux, en tout c'est ce qu'indique l'en-tête de ses courriers. Albert a pris sa retraite dans la fin des années 60.